vendredi 6 décembre 2013

La précarité organisée fête ses 30 ans dans le service public

C'est un article d'une trentaine de pages paru aux Presses de Sciences Po en 2007. L'enquête date un peu mais ce qu'on y apprend est toujours très actuel.
A l'époque, l'auteur (Lionel Okas, mais c'est un pseudonyme) décide de travailler sur le cas de Radio France et de France 3 : deux entreprises qui abusent un peu, beaucoup, passionnément des CDD à répétition... A tel point qu'elles ont dû rationaliser tout cela et créer le planning. Le droit du travail en a pris un (gros) coup. Mais ça fait 30 ans que ça dure...
On a pensé que ça pourrait vous intéresser. Voici la fiche de lecture.
NB : cette étude n'évoque que le cas des journalistes mais la précarité concerne aussi les animateurs, les techniciens et les administratifs bien sûr.

Comment expliquer qu'un système de précarité régulièrement condamné par les tribunaux continue d'exister dans une entreprise de service public ? C'est la question centrale posée par Lionel Okas dans cette enquête. D'autant que les « victimes » qui tournent 3, 4, 5 ans ou plus sur le réseau (sans garantie d'embauche) sont des journalistes, une population qui dispose a priori de nombreuses ressources pour se mobiliser. L'auteur avance plusieurs raisons et commence par un rappel historique.

Le planning, ça n'a pas toujours existé !
L'amnésie collective du type « ça a toujours existé » en prend un coup. On apprend que le système a été bricolé dans les années 80, période où la précarité a explosé en France au détriment du CDI et du temps plein. A Radio France, le planning a ensuite été centralisé à Paris au début des années 90 d'après le modèle qu'on connaît aujourd'hui : une seule personne gère la destinée de plus d'une centaine de journalistes et décide de qui travaille et de qui ne travaille pas (p. 87-89).

On n'a pas le choix, se disent les précaires
Pourquoi ça tient ? Les jeunes journalistes eux-mêmes se disent qu'ils n'ont pas le choix : l'entrée dans le métier est précaire, quel que soit le média choisi. Peu importe finalement si l'audiovisuel public est le seul secteur où un système aussi poussé de précarité a été mis en place. Par ailleurs, l'encadrement de Radio France accompagne ce « tour de France » d'un discours créé après coup et qui présente ce passage obligé comme une étape positive : c'est « une école après l'école », « un complément de formation ». Peu importe donc que le système soit illégal car au fond personne ne le sait vraiment : « La méconnaissance du droit social est très répandue parmi les travailleurs précaires » (p. 104). Lionel Okas cite même quelques exemples cocasses : « Face aux pratiques illégales de son employeur, une journaliste inscrite au planning de Radio France depuis un an prétendait le plus sérieusement du monde que celui-ci devait bénéficier d'une dérogation, parce que sinon ça ne serait pas possible... Une autre, rédactrice précaire à France 3, n'envisageait pas qu'un tribunal puisse sanctionner une entreprise appartenant à l'Etat. » (p. 104)  

Un système illégal pourtant...
Et pourtant, la justice condamne régulièrement ces pratiques : « dans l'audiovisuel, la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu une trentaine d'arrêts depuis 1991, construisant une jurisprudence précise et constante et requalifiant systématiquement en CDI les CDD successifs quels qu'en soient les motifs » (p. 97). Mais cela, pas grand monde n'ose le dire dans un système où la mise à l'épreuve est permanente. A chaque fin de contrat, le précaire est évalué par un rédacteur en chef, qui envoie le document à la DRH à Paris ; évidemment mieux vaut pratiquer l'autocensure et choisir la loyauté vis à vis de la hiérarchie... Au final, ce rapport individualisé entre l'employeur et l'employé ainsi que la dispersion géographique des précaires ne favorise pas la mobilisation. D'autant que les plus anciens, plus enclins à contester, sont poussés à la sortie au delà de 4 ans de planning (« Livre blanc spécial précaires », SNJ Radio France, avril 2005). 

Cette « agence d'intérim interne » (p. 85) présente en fait trop d'avantages pour que la direction y renonce. L'auteur fait même un parallèle avec un secteur bien différent (p. 85) : « En changeant simplement le nom de l’entreprise, ce témoignage d’un chef de rayon dans la grande distribution correspond de manière remarquable à la situation que nous avons étudiée [dans le service public de l'audiovisuel] : “les CDD à répétition sont plus rentables pour l’employeur que les CDI. Les personnes s’investissent au maximum dans leur travail, espérant un CDI à la clé. Carrefour, par sa gestion du personnel, se permet d’avoir un turn-over très élevé, sans que cela lui coûte” (Cingolani, 2005). »

...et un système ambigu
En plus de son caractère illégal, le système du planning comporte également une ambiguïté fondamentale : il est présenté comme un passage obligé vers la titularisation. C'est vrai dans bien des cas mais ni France 3, ni Radio France ne sont en mesure de promettre une titularisation ; cette « règle du jeu » est d'ailleurs signifiée à tous les nouveaux entrants. « Le planning est une antichambre de Radio France, sans que ce soit explicité comme tel. On ne peut pas promettre une intégration et dire à quelqu’un qu’il va être embauché. (...) À un instant “t”, le journaliste devra correspondre au profil du poste à pourvoir. Il n’y a pas d’absolu de l’intégration », déclare un directeur de locale (p. 92). 

On n'a pas le choix, entonne la direction
Du côté des cadres, la principale justification est économique : « une entreprise, elle a des limites. Et une entreprise comme Radio France, elle a forcément des limites terribles. Elle a un budget, elle a une tutelle qui surveille les embauches comme le lait sur le feu, qui surveille le nombre de journalistes. (…) La tutelle exerce un poids pesant, c'est la vie. C'est le service public », déclare un cadre de Radio France (p. 94-95). Radio France et France 3 sont en effet soumises à la tutelle de deux ministères : celui de l'Economie et des Finances, d'un côté, et celui de la Culture de l'autre. Le financement est voté par le Parlement, assuré en très grande partie par la redevance (90% du budget à Radio France). En revanche, les tutelles n'interviennent pas dans le détail des politiques de gestion des effectifs, sinon par l'enveloppe globale attribuée (p. 95).  

Un système jamais remis en cause
Depuis les débuts de la précarité organisée dans le service public il y a trois décennies, des mouvement de contestation ont certes déjà eu lieu mais aucun n'a jamais réussi à remettre en cause le système lui-même. A chaque fois, la mobilisation aboutit à une régularisation d'un certain nombre de journalistes assortie d'engagements plus ou moins tenus par la direction. A France 3, la seule mobilisation de précaires mentionnée par l'auteur remonte à l'automne 1999 (p. 103) au sein de la rédaction nationale mais elle portait sur des revendications salariales et sur la titularisation des « historiques ». A Radio France, c'est la même histoire ; les deux dernières grandes vagues de titularisations ont eu lieu en 2000 au moment des 35 heures (55 postes ont été créés et pourvus par des journalistes du planning) et en 2005 après un accord entre syndicats et direction (p. 92). On régularise mais on ne renverse pas un système qui crée perpétuellement de nouveaux précaires.  

Conclusion
Au final l'article s'achève sur un constat : « Le gros problème de France 3, c'est vraisemblablement de ne pas avoir de politique de l'emploi mais des politiques de régularisations », explique un ancien cadre de la chaîne (p. 108). La remarque s'applique aussi à Radio France malheureusement...
« Ce n'est pas le moindre des paradoxes d'assister dans le service public à la généralisation de pratiques illégales dont les résultats (CDD à répétition sur plusieurs années) rejoignent certains projets de refonte globale du droit du travail défendus par le Medef. La mise à l'épreuve permanente qui résulte de ces systèmes de précarité n'est pas sans rappeler non plus la période d'essai dérogatoire de deux ans introduite par le contrat nouvelle embauche (CNE) dans les petites entreprises, et que le gouvernement Villepin voulait étendre à l'ensemble des entreprises avec le contrat première embauche (CPE).
Les systèmes de précarité bricolés par France 3 et Radio France participent eux aussi, sans même l'avoir théorisée, à la remise en cause de la clé de voûte de la plupart des droits inclus dans le Code du travail : le contrat de travail à durée indéterminée. » (conclusion, p. 108-109)
Avis aux candidats : pour votre entrée dans la vie active, le service public n'a donc rien trouvé de mieux qu'un début de carrière dans la précarité pendant plusieurs années, sans fin prévisible et dans l'illégalité. 

Références :
Lionel Okas, « Faire de nécessité vertu » Pratiques de la précarité des journalistes dans deux entreprises d'audiovisuel public, Sociétés contemporaines, 2007/1 n°65, p. 83-111.

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